Claire Ly
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Résurrection : Certitude-blessure
Article écrit par Claire Ly et paru dans la revue théologique des jésuites de la Baume des Aix - Août 2002.[99 KB]

Faire un article sur la Résurrection est pour moi, presque " une mission impossible "… Car la Résurrection est du domaine du " vécu " et non du discours. Je suis consciente que les mots utilisés pour partager cette expérience de vie sont et seront toujours en deçà de la réalité vécue et ressentie. Je demande aux lecteurs de bien vouloir m'accorder d'emblée leur indulgence.

Résurrection : Rupture avec la tradition de mes ancêtres…

Bouddhiste d'origine, convertie à la foi en Jésus-Christ à l'âge de trente sept ans, la Résurrection est bien l'expérience centrale qui a causé la rupture avec la tradition de mes ancêtres. A un moment donné de ma vie, une expérience spirituelle de paix et de sérénité reçue d'un Tout Autre m'a fait quitter " la voie du milieu " enseignée par Sâkyamoni, le Bouddha, pour marcher avec Jésus, le Ressuscité de Pâques ! Cette expérience de paix, je l'ai vécue presque dans le silence et dans des conditions extrêmes. Pendant le génocide de Pol Pot, l'événement qui se passait dans un petit pays du Sud-Est asiatique, le Cambodge, entre 1975 et 1979, tout mon être était pris dans un tourbillon de haine et de violence. Et c'est dans la spirale des exécutions sommaires, de la délation, de la mort banalisée amenant une cassure la plus cruelle dans ma vie, que j'ai fait l'expérience d'être accompagnée par un Dieu que j'appelais au début, le " Dieu des Occidentaux ". Qu'importe le nom que je donnais à ce Tout Autre, le plus important, est que ce Tout Autre m'a ouvert un autre chemin, le chemin de l'aventure de Jésus-Christ, complètement différent de celui du Bouddha …

L'événement Jésus-Christ m'amène à vivre la Résurrection comme une certitude, sans laquelle ma foi est vaine : " Et si le Christ n'est pas ressuscité, votre foi est illusoire… " (1 Co 15-17). Mais mon histoire personnelle me fait vivre cette certitude comme une blessure. Bizarrement cette certitude est loin d'être une affirmation absolue, solide comme " un platane ", fermée sur elle-même. C'est une certitude qui ouvre tout mon être vers ce Dieu tout autre qui me précède toujours, un Dieu qui ne m'appartient pas en totalité. C'est une certitude-blessure car elle ne me met pas à l'abri du doute. C'est une certitude qui est à l'image même de l'amour. Oui quand on aime, avec un grand A ou un petit a, on se met toujours à la merci de l'être aimé. Quelqu'un a écrit que lorsqu'on aime, on donne le pouvoir à l'autre de nous faire mal ! Ce n'est pas par hasard que Bouddha a parlé de l'amour comme une forme d'ignorance qui lie puissamment l'existence de chacun dans le Samsara, ce cycle des naissances et des morts emprisonnant l'homme dans la souffrance.

Résurrection : libération du karma …

Quelque part, dans ma grandeur humaine, par ma réponse libre et raisonnée à l'appel de Jésus-Christ, j'ai donné le pouvoir à Dieu de me faire mal, de ne pas répondre toujours à mes caprices. Je lui ai donné le pouvoir de rester silencieux si c'était sa volonté. Pour dire plus simplement, dans ma certitude-blessure, je reconnais la liberté de Dieu comme Lui a reconnu la mienne. Mon Dieu accepte bien que je ne fasse pas toujours sa volonté, moi aussi j'accepte qu'Il ne fasse pas toujours la mienne… Du coup, nous sommes libres tous les deux, c'est ainsi que je peux dire que je suis à son image… Cette certitude-blessure est nécessaire pour préserver la liberté de Dieu comme la mienne. Je ne peux pas concevoir la foi au Dieu de Jésus-Christ sans ma liberté.

Ce besoin de liberté peut s'expliquer peut-être par mon origine. Avant d'arriver dans le christianisme, j'étais bouddhiste. Dans la souffrance du camp de Pol Pot où je n'avais plus aucun repère possible, j'avais rayé de mon raisonnement la loi du karma, cette loi de causalité entre l'acte et ses conséquences. Dans ma grande révolte contre l'injustice, la violence, je ne pouvais plus accepter l'explication de mes souffrances d'aujourd'hui par mes mauvais actes de la vie antérieure. J'avais la prétention de crier dans un acte de folie, comme disent mes frères bouddhistes, que " j'existe " et que ce qui compte c'est ma liberté : liberté dérisoire de crier ma colère à quelqu'un. Ce quelqu'un je l'avais convoqué comme témoin , à qui j'avais donné le nom de " Dieu des Occidentaux " par défi. Il n'était pas mon Dieu directement mais le Dieu des autres, dès le début il y avait ainsi un espace entre Lui et moi. Cet espace est plus que nécessaire pour que ce Dieu ne soit pas un tout qui englobe tous les concepts, un tout que les bouddhistes qualifient de Boudhéité ou de vacuité.

Ce Dieu m'a accompagnée silencieusement en restant à sa place de témoin jusqu'au jour où je reconnais qu'une paix m'a été accordée, dans l'enfer de la haine et de la révolte, par un Tout autre. Cette paix ne m'appartient pas, elle vient d'ailleurs, elle vient d'un Autre que moi-même. Paradoxalement, à ce moment-là, je suis blessée dans ma haine par un amour qui ne se dit pas : blessée dans ma haine par un amour qui m'ouvre une voie immense, parsemée d'inconnus, une voie qui n'est plus dans la cohérence bouddhique, une voie qui commence par me permettre de m'aimer telle que je suis, imparfaite, cassée par une blessure profonde, la blessure de perdre tous ceux que j'aime… Une brèche s'ouvre dans ma prison de haine, voilà la pierre roulée du tombeau vide… Voilà, je suis sortie de prison vidée de ma suffisance. … Et c'est une femme libérée de la loi du karma qui joint enfin sa prière au Fils : " Père, que ta volonté soit faite… "

Résurrection : une plénitude jusque dans les manques…

La bouddhiste que j'étais pose, de temps en temps, des questions à la chrétienne que je suis aujourd'hui, et quand la première demande des explications, la seconde est obligée de répondre avec un minimum de logique si non je ne suis plus cohérente avec moi-même. La chrétienne doit expliquer à la bouddhiste que " vider de sa suffisance " ne veut pas dire que le soi est éphémère ou que le soi est illusion. J'existe réellement, je ne suis pas seulement une parcelle d'un tout métaphysique mais je suis bien moi, cette personne unique gravée à jamais dans le cœur de mon Dieu. Bien sûr ce moi est imparfait et je fais chaque jour l'expérience que je ne peux exister pleinement que lorsque je suis en relation avec ce Dieu qui est Père de Jésus-Christ… C'est là que je fais l'expérience de la Résurrection comme une plénitude jusque dans les manques. Pour moi, la Résurrection n'est pas une récompense après une vie pleine de mérites, elle est comme un cadeau qui dépasse toutes mes attentes. C'est un peu comme le cadeau qu'une mère fait à son enfant sans attendre qu'il le mérite. Nous savons tous combien un tel cadeau est précieux… Ce cadeau là ne peut que me valoriser et me pousser à répondre de tout mon être à cette gratuité immense …, aucun cœur de chair ne peut rester insensible à cet amour désintéressé… Cette plénitude jusque dans les manques est comme le filet d'eau qui pénètre chaque crevasse de mon désert, qui épouse son étroitesse, sa profondeur, sa superficialité, qui m'irrigue silencieusement sans aucun tapage. Elle n'est pas la pluie torrentielle qui change le paysage de ma vie en quelques heures…

Résurrection : l'implication de Dieu dans la vie de l'homme…

Je pense sincèrement que ce qui fait la valeur d'une vie, ce sont ses stigmates de joies ou de souffrances. Une vie sans aucune ride qui va se fondre indifféremment dans un océan neutre d'autres vies ou dans un ultime innommable impersonnel ne m'intéresse pas. Pour parler le langage de maintenant, je suis une femme qui préfère garder ses rides que d'aller faire un lifting… La phrase du Ressuscité " Quel est ce trouble et pourquoi ces objections s'élèvent-elles dans vos cœurs ? Regardez mes mains et mes pieds : c'est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai. " (Lc 24. 38-39) me touche profondément. Oui c'est bien mon être de chair et d'os qui commence maintenant à rentrer dans la dynamique de Jésus-Christ.

Le Ressuscité qui vient rejoindre ses disciples avec ses blessures de la croix me donne une espérance inouïe. On a l'habitude de voir Thomas comme une personne incrédule, mais Thomas est celui qui demande à Dieu de prendre au sérieux la vie de l'homme.

" Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n'enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n'enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas ! " (Jn 20. 25). Moi aussi, je ne pourrai pas croire à un Dieu qui efface comme par magie les souffrances de cette terre. Car la souffrance n'est pas une illusion, elle est réelle, elle a besoin d'être reconnue comme une réalité de ma condition humaine. Elle n'est certes pas nécessaire ou fatale, ou encore moins utile, mais elle existe. La marque des clous sur le Ressuscité me dit que tout ce que je vis avec sincérité, avec vérité, est pris au sérieux par mon Dieu. Ce n'est pas un Dieu qui se désintéresse de ma vie, mais c'est un Dieu qui y est impliqué jusqu'à accepter d'être blessé par elle. Le Ressuscité qui montre " ses mains et son côté " représente une beauté magnifique de ma foi chrétienne ; elle me dit que ma vie est réelle et que la résurrection n'est pas une fuite mais bien une dynamique qui saisit les plus petits détails de ma vie humaine. Cette dynamique me permet d'entrevoir la beauté d'un pardon selon le cœur de Dieu. Ce n'est pas un pardon qui efface, qui oublie mais un pardon qui vient au fond de la brûlure de tout péché… Le Ressuscité marqué par les blessures de la croix me donne une foi inouïe dans la grandeur de l'homme, dans la grandeur de mon histoire personnelle : une histoire faite de déception, de souffrance, quelque fois de lâcheté, mais une histoire magnifique parce qu'elle est humaine, si humaine que le Ressuscité ne peut l'ignorer… Ceux qui sont " bien imprégnés " de l'éducation chrétienne sur l'humilité peuvent sourire de cette prétention. Mais ma foi en Jésus-Christ commence par l'émerveillement sur ma propre vie : " Le Seigneur a fait pour moi des merveilles ", me dit la mère de Jésus et la Mère de mon Eglise…

Résurrection : graine de folie …

La Résurrection n'est pas un concept théologique ou une vérité dogmatique à laquelle je dois adhérer. Mais la Résurrection se vit chaque jour dans les moments les plus inattendus : la joie qui brillait dans les yeux de mon fils dans l'enfer de Pol Pot ou aujourd'hui la sérénité d'un instant devant la beauté d'une rose alors que je suis en plein dans les soucis d'un licenciement économique… Bien sûr, il n'y a rien de démontrable ou de quantifiable, c'est même un peu fou pour les esprits logiques. Mais la Résurrection est justement cette graine de folie qui me donne la conscience de mes limites et me fait pressentir en même temps l'immensité de la promesse de Dieu.

La Résurrection est une certitude-blessure parce qu'elle n'est pas une assurance tous risques de gagner mon ciel, mais une aventure à vivre . Je suis toujours appelée à partir sur les traces du Ressuscité : " Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée ; c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit." (Mc 16. 7). Je suis appelée à partir, non pas pour répandre la bonne parole, mais pour rencontrer tous ceux qui se sont laissés, un jour, blesser par l'évènement Jésus-Christ.
Une personne qui a vécu une expérience spirituelle avec le Ressuscité a un cœur si brûlant qu'elle ne peut mener une vie de " retraitée de la foi ".Elle ne peut que reprendre la route, même s'il est tard, comme les disciples d'Emmaüs pour aller partager cette joie avec d'autres. C'est une aventure à vivre aujourd'hui dans l'imperfection, mais une aventure qui ouvre un A-VENIR de DIEU. Un " A-venir " qui me donne la force de croire dans la Paix malgré les bombes humaines, malgré les bulldozer et les canons qui tuent les innocents.

Résurrection : sérénité jusque dans la révolte …

La Résurrection est une Sérénité jusque dans la révolte, car la vie me met parfois dans la situation d'un des malfaiteurs crucifiés avec Jésus le Nazaréen :
" Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi "
" En vérité, je te le dis, aujourd'hui , tu seras avec moi dans le paradis " (Lc 23. 42-43)

Oui, c'est aujourd'hui même que Jésus-Christ commence à marcher avec moi. C'est en ce moment même que je sens sa Présence. Parce que, si non, comment pourrais-je espérer quelque chose dont je n'aurais aucune idée ?

Mon éducation bouddhique continue à me mettre en garde contre l'illusion qui guette à chaque moment. Le bouddha avait une image très parlante pour démontrer combien ce que nous croyons posséder tel le bonheur n'est finalement que de l'illusion . Il disait : " Le bonheur, ô moine, est comparable à l'eau de la source. Essayez de la prendre dans vos mains, vous voyez alors qu'elle tombe par terre et devient de la boue sous vos yeux. Car aucun bonheur ne peut durer… ". Je peux dire comme le bouddha que mes expériences de la Résurrection sont aussi comparables à l'eau de la source. Je ne peux pas l'enfermer dans mes mains. Elle m'échappe et coule ailleurs. Mais je ne dis pas que cette eau devient de la boue, car la boue aussi peut être une illusion… Je dis que l'eau s'en va et irrigue d'autres terrains, d'autres réalités… Mais tant que je laisse mes mains ouvertes l'eau continue à couler dedans. C'est cela même qui est très difficile dans l'expérience de la foi : laisser ses mains toujours ouvertes. Comme toute femme, je suis toujours tentée par mon instinct de possession, j'ai toujours tendance à vouloir garder pour moi seule, égoïstement, les moments de joie, de bonheur, j'ai toujours tendance à fermer mes mains...

Avec le temps, j'ai appris que toutes les joies de ma vie n'ont de sens que quand je laisse mes mains ouvertes ; elles viennent, elles s'en vont…
Voilà la grande promesse de la Résurrection, une certitude-blessure, parce qu'elle ne nous appartient pas. Elle nous demande de laisser nos mains ouvertes pour que le Père puisse faire couler sa grâce… C'est dans ce sens là qu'une blessée de la vie peut recevoir cette phrase de l'apôtre Paul :

" Frères, vous êtes ressuscités avec le Christ… " (Col 3.1)

Claire Ly

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