Claire Ly
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Relire... c'est discerner, lier, unir dans le temps...
Sagesse bouddhique et christianisme
Article écrit par Claire Ly et paru dans le Journal de l'ACI de mai 2005.[24 KB]

J'ai beaucoup aimé les propos de Claire-Anne Baudin, car ils sont «osés», «très osés» d'affirmer devant le MI que le discernement n'est pas l'analyse intellectuelle d'une situation donnée. Un discernement qui se limite à l'analyse ne saurait être autre chose qu'une confortation de soi. C'est un défi aussi de nous inviter à nous plonger dans les situations d'impuissance à proprement parler…

Pour moi, la deuxième partie «Discerner ce qui est fin», nous ouvre de nombreuses pistes. Je voudrais soulever trois axes de réflexion qui me paraissent les plus pertinents :

1) Discerner est au-delà de l'analyse;
2) Discerner, c'est vivre le relationnel;
3) Discerner, c'est prendre du temps.

1) Discerner est au-delà de l'analyse…

Dieu se donne lui-même au monde et ce jusque dans les aspects les plus obscurs de la vie individuelle et sociale. C'est cette finesse de discernement qui rend le discernement possible.

Cette réflexion de Claire-Anne Baudin nous invite à dépasser les limites de la pensée dualiste qui consiste à séparer le Bien du Mal, le Permis du Non Permis, le chrétien du non chrétien… Accepter que Dieu est au-delà de nos critères d'analyse, de nos classifications, de nos certitudes mêmes, c'est accepter de se risquer. C'est un risque mortel mais vital en même temps. J'aime beaucoup ce courant de la théologie qui accepte de ne pas tout savoir, de ne pouvoir tout expliquer… Finalement, ce qui fait la grandeur de la pensée chrétienne, ce n'est pas d'être dans la certitude mortifère de ceux qui ont la vérité, mais cela s'exerce, comme d'apprendre à s'orienter dans l'obscurité. Il nous faut devenir nyctalope.

Discerner dans les situations d'impuissance, c'est accepter d'abord mon ignorance : je ne peux pas toujours expliquer l'origine des forces du mal. Je refuse d'adresser à Dieu la responsabilité des événements obscurs, même dans un but valorisant envers Lui : par exemple, je ne dis pas que Dieu m'a envoyé telle ou telle épreuve pour que je puisse grandir...! Si discerner dans les situations d'impuissance était tout simplement accepter mon impuissance à expliquer, à analyser selon mes critères. Ma force dans ces situations de blocages est d'accepter d'y être sans avoir une vision claire, mais avec l'espérance, profondément ancrée, qu'on va s'en sortir parce qu'on essaie tout simplement de faire quelque chose avec d'autres. Nous allons nous en sortir parce que nous nous mouillons…

Et, nous sommes au-delà de l'analyse, car dans ces situations de mort, nous discernons grâce à la lueur d'une espérance tenace, sans pouvoir vraiment argumenter…

2) Discerner c'est vivre le relationnel

Que Dieu soit saisissable dans et par toute vie : ceci nous paraît facile à comprendre. Mais Dieu peut-il se trouver aussi dans et par toute mort ? Voilà qui nous déconcerte.

Eh oui, c'est déconcertant parce que le caractère subversif du christianisme tient non pas dans sa puissance positive mais dans la suite du Christ humilié et mort dans l'humiliation.

Ces propos ne sont pas faciles à entendre, car nous voulons toujours être maîtres de ce qui nous arrive…

Suivre le Christ humilié ne doit pas m'amener à tomber dans le dolorisme, «il faut souffrir pour être belle». L'humilité, c'est peut-être vivre en vérité mes relations avec les autres, sans essayer de toujours composer un masque, un rôle, un paraître… C'est vivre notre foi, notre espérance à mains nues.

L'équipe de rédaction s'est réunie pour réfléchir à l'apport de Claire-Anne Baudin, le Jeudi saint. Le lavement des pieds rentre tout naturellement dans notre partage. Dans mon pays d'origine, le lavement des pieds est avant tout un geste d'accueil, un accueil gratuit, un accueil mutuel… On quitte ses chaussures pour entrer chez quelqu'un en signe d'amitié, de disponibilité en laissant à la porte les poussières accumulées par ses pieds en arpentant les routes de la vie… Une personne a dit qu'en France, les pieds représentent un peu l'intimité ; on ne montre pas ses pieds à n'importe qui… Je trouve que ces propos peuvent illustrer le discernement comme construction de relations, relation amoureuse de Dieu envers sa création, relation vraie tissée par nous dans telle ou telle situation d'impuissance. Ces relations ne peuvent naître que si chacun de nous accepte :

  • de dévoiler un peu son intimité (compréhension occidentale des pieds);
  • de quitter ses chaussures (compréhension khmère des pieds);
  • de se laisser laver mutuellement les pieds…

Vivre le relationnel est très paradoxal. Cela nous demande de rester nous-mêmes en acceptant d'être bousculés par l'autre… Discerner dans le relationnel, c'est accepter d'être déplacé par les événements obscurs tout en gardant au cœur le noyau dur de notre espérance. Nous pouvons ainsi entrer dans l'épreuve de la lutte et sortir par grâce dans la vie.

3) Discerner c'est prendre du temps

Prenant les obscurités comme lieu aussi de la présence de Dieu, je dirai non pas que c'est difficile mais que c'est long. Il est long d'être chrétien, d'aimer, d'être généreux.

C'est long, parce qu'il faut trouver par moi-même, avec ce que je suis, mon propre chemin dans l'obscurité… C'est long, parce qu'il faut apprendre à lâcher prise… C'est long parce que cela se demande surtout. Car de nos propres forces, nous ne pourrions pas. C'est long, parce que nous avons perdu l'habitude de demander… C'est long, parce que nous devons dépasser le dualisme du «c'est permis» ou du «c'est défendu»… C'est long, parce qu'il nous faut apprendre à accueillir notre liberté. Nous ne pouvons plus nous barricader derrière des valeurs soi disant chrétiennes… C'est long et court en même temps comme la vie… Il faut du temps pour que nos yeux s'habituent à l'obscurité… Ici, la notion linéaire du temps peut piéger. Dans cette compréhension du temps, j'accepte mal d'avoir parfois à tourner en rond avant de trouver une sortie. Je voudrais tout planifier exactement comme lorsque je roule sur l'autoroute, je sais à combien de kilomètres, il y aura une aire de repos où je pourrai faire le plein… Or, la vie n'est pas toujours une autoroute. L'imprévisible est plutôt de règle. Il peut m'être extrêmement utile dans ma vie spirituelle de me souvenir des phrases de la Genèse : «Il y eut un soir, il y eut un matin…»

Discerner, c'est prendre du temps pour revisiter nos convictions, nos blocages. C'est aussi être miséricordieux envers soi-même en acceptant ses propres limites.

Discerner au-delà de l'analyse nous permet de mettre en exergue le relationnel ; le relationnel tissé dans le temps permettra à chacun d'être une personne cohérente malgré les ambiguïtés de ses choix.

Dans la société actuelle, où les conflits ne manquent pas (notre enquête de l'année), la qualité et la générosité de notre réponse aux défis suscités par des situations de blocage dépendent de notre capacité à relire notre vie. Comme dit Claire-Anne Baudin, la première étape est de percevoir l'action amoureuse de Dieu pour son monde, la deuxième est de discerner comment nous pouvons inscrire nos actions dans l'action amoureuse de Dieu. Pour la deuxième étape, nous n'avons pas d'assurance tout risque, nous devons chercher, dans l'ambiguïté de notre vie, à voir la cohérence.

Ce qui est important pour moi dans la révision de vie, ce n'est pas l'analyse intellectuelle qui permet à chacun de nous de devenir un meilleur chrétien, mais le discernement qui permet à chacun de nous de devenir sujet de sa propre histoire. Une fois qu'on est sujet de sa propre histoire, on va pouvoir l'assumer et l'offrir… Le discernement dans la relecture permet de rejoindre l'intuition fondamentale du mouvement qui fait que le «on» devient le «je».
Le «je» devient ainsi plus humain. Or l'humain lie, unit. Il se transforme ainsi en «nous».

Nos équipes ont peut-être pour «mission» de créer ces unités, ces liens, ces cohérences dans chaque vie personnelle. Et malgré l'obscurité de nos choix, de nos inquiétudes, nous contribuons ainsi à construire l'harmonie dans la vie sociale…

Une image épurée…

Dieu peut-il se trouver aussi dans et par toute mort ? Cette phrase de Claire-Anne Baudin m'interpelle et m'interroge sur l'image que je me suis faite de Dieu. C'est un travail de conversion, un travail de «purification» de mes concepts sur la foi, sur Dieu lui-même. J'ai à revenir sans cesse sur «Et vous, qui dites-vous que je suis ?» (Mt 16, 15.) L'idée que je me suis faite de Dieu dépend beaucoup de mon histoire personnelle. Elle est conditionnée par les circonstances de ma vie. Je dois toujours quitter une certaine certitude pour tendre vers le Dieu Tout Autre… J'ai toujours tendance à me fabriquer un Dieu à ma taille, un Dieu qui comble mes attentes, un Dieu qui me réconforte dans mes convictions. C'est ce que Xavier Thévenot appelle un Dieu idole. Selon ce dernier, l'idole est comme un miroir de rêves de toute puissance pseudo divine de l'homme, miroir fabriqué par l'homme lui-même dans son aveuglement. Objet à la disposition de l'homme, mû par lui, l'idole est incapable de tenir les promesses mirifiques qu'on lui attribue . Paradoxalement, ce sont mes échecs, mes impuissances qui font éclater ce miroir. Son éclatement me propulse vers la seule et véritable icône de Dieu qu'est le Christ. La relecture des expériences dans l'obscurité ouvre comme le fait toute icône sur un mystère qu'elle ne peut enclore. La relecture doit m'aider à passer de l'idole à l'icône. Elle épure ma compréhension de la mission de Jésus-Christ et inaugure un itinéraire nouveau ouvrant sur des réalités insoupçonnées. J'ai ainsi à accueillir chaque récit comme une histoire toujours neuve sans essayer de le faire entrer dans telle ou telle catégorie. Chaque récit peut épurer en moi l'image que j'ai de Dieu. Car ce Dieu, Père de Jésus-Christ, est au-delà de toute image idolâtrique de l'homme.

La relecture discernement me conduit de plus en plus loin dans le mystère de Dieu car elle me guérit de toute illusion d'une analyse bien ficelée selon mes raisons. Elle me permet d'accéder à une image de Dieu épurée de mes désirs et besoins...

Claire Ly

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