Claire Ly
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Rencontre intérieure entre le Bouddhisme et le Christianisme
Publié dans Esprit et Vie N°205-6 et Voies de l'Orient N° 114 (décembre 2008) [98 KB]

J'ai reçu la grâce du baptême le 24 Avril 1983. Cela fait donc vingt-cinq ans que j'apprends à confesser Jésus le Christ. Lors de mes retours successifs sur ma terre natale, une question s'impose à moi : « Comment rendre compte de l'espérance qui m'habite dans une culture sculptée par le bouddhisme, une voie spirituelle complètement différente de la voie chrétienne? »

J'ai pris conscience que les Khmers catholiques à Phnom-Penh « ne se sentent pas assez reconnus pour oser la moindre expression khmère de leur foi en Jésus-Christ. Si cette expression ne consistait qu'à mettre les musiques et les danses traditionnelles khmères dans la liturgie, ce ne serait guère mieux que du folklore. Il s'agit de pouvoir dire Jésus-Christ dans la culture khmère, avec sa pensée, avec sa philosophie. Le travail est certes de longue haleine. Mais il est urgent1 ».

Je ne peux entreprendre ce travail d'approfondissement sans revenir sur mon chemin personnel. La bouddhiste que j'étais n'est pas arrivée à aborder le mystère de Jésus-Christ comme un saut subit dans le vide. Ce fut plutôt un long itinéraire. Un itinéraire qui épousait étroitement les aléas de ma vie mais qui me préparait à accueillir les paroles de Jésus de Nazareth comme celles d'un homme, d'un grand maître, d'un rabbi. Ensuite, la " fréquentation " de l'homme de Nazareth m'a amenée au mystère de Jésus-Christ vraiment Dieu. C'est sur ma route humaine que l'intelligence de confesser ce Jésus comme Christ et Seigneur m'a été accordée. Cette intelligence-là n'était pas un saut dans le vide, car elle n'abolissait pas toutes les connaissances accumulées pendant mes années bouddhiques. Tout se passe comme si mon Espérance en Jésus-Christ continuait à ménager un espace d'hospitalité à la bouddhiste que j'étais.

Mon chemin d'Espérance en Christ s'ancre d'abord profondément dans l'humanité de Jésus, avant de s'épanouir dans la divinité du Christ. L'enracinement de ma foi dans l'humanité de Jésus me permet de vivre une identité ouverte à l'écoute de la bouddhiste que j'étais. La vie humble de Jésus de Nazareth m'empêche de basculer dans la tentation d'une certitude fermée, dans « cette conviction exclusive d'avoir réponse à tout2 » . Si j'ai à rendre compte de mon Espérance en Jésus-Christ, je préfère parler de la « Certitude blessure » qui m'habite. La blessure permet à la certitude de ne pas s'enfermer sur elle-même. La blessure est cette brèche qui nous permet d'accueillir le monde tel qu'il est et non tel que nous souhaitons qu'il soit… Cette certitude blessure permet d'offrir un espace à ceux qui sont différents, un espace de parole, un espace de création… Mes rencontres successives avec les Khmers catholiques ont gardé cette brèche ouverte à jamais dans ma foi. Car « je me rappelle combien il m'était difficile de suivre les enseignements de l'Eglise de France. Avec le temps, je suis arrivée à m'en accommoder. Mais l'essentiel n'est pas là… Je le vois maintenant clairement, il est très important que j'arrive à dire comment les paroles de l'Evangile sont entrées en dialogue, dans ma personne, avec l'enseignement de Sâkyamuni. En France, il m'arrive occasionnellement de faire part de ce désir. Les Français l'entendent bien ; ils sont très friands de ce genre de dialogue. Mais sur ma terre natale, ce dialogue se place sur un autre registre que celui de l'engouement. Il est essentiel à la construction identitaire, à la cohérence des nouveaux convertis au christianisme… Et peut-être n'est-il pas indifférent à l'Eglise universelle, sans cesse en quête de nouveaux traits du visage de son Seigneur à travers la symphonie des époques et des cultures3 » …

Je voudrais partager avec mes compatriotes khmers cette espérance qui est en moi sans chercher nullement à faire du prosélytisme. C'est tout simplement comme on partage un bon pain, ou un bol de riz… Mais quelle parole de l'Evangile peut être audible pour le peuple khmer ?

Je voudrais relever ici trois défis.

Le défi du charisme

Le Cambodge est en pleine convalescence ; une convalescence qui dure depuis vingt-six ans. En 1979, le régime génocidaire de Pol Pot est tombé, et le pays commence à réapprendre à vivre. Et s'ouvre à la communauté internationale et aux Églises chrétiennes depuis 1994, après la nouvelle constitution votée en octobre 1993 reconnaissant la liberté religieuse. Durant cette convalescence lente et lourde, le pays est devenu une terre de misère et de « mission » aussi… L'humain est complètement abîmé par la politique d'extermination des khmers rouges. Le bouddhisme Théravada n'est pas sorti indemne de l'idéologie communiste de Pol Pot et ses sbires. Il n'a pas su endiguer la vague du génocide et beaucoup de maîtres spirituels ont été massacrés.

C'est sur cette terre exsangue qu'arrivent les ONG et les différentes Églises chrétiennes. La situation économique reste toujours précaire aujourd'hui car il manque une vraie politique nationale. L'économie tourne grâce à la présence des ONG, me dit-on. Cette situation crée des inégalités révoltantes, la richesse du pays ainsi que l'aide internationale se trouvent « concentrées » dans les mains de ceux qui sont au pouvoir. Le peuple, lui, essaie de survivre.

Cette anomalie fait que le pays est une terre vierge, vidée, attirant toutes sortes de générosités. Je ne veux pas dire que les actes généreux soient mauvais, mais que ces actes peuvent être inspirés par des désirs plus ou moins respectables. Ces désirs peuvent se déguiser en prenant les habits honorables de la compassion, de la charité, ou de la mission. Je pense que la vraie générosité envers le peuple khmer exige un examen de conscience sincère de la part des donneurs riches venus d'ailleurs. Il est vraiment trop facile de faire croire que nous autres, les donneurs, sommes des gens désintéressés qui ont tout sacrifié pour venir aider le peuple khmer… Ce dernier n'aurait qu'à dire merci à ces étrangers qui ont quitté leur pays, leur famille pour le bien d'un pays étranger. J'avoue qu'aujourd'hui, un discours aussi simpliste a quelques peines à convaincre une société occidentale pétrie de sciences humaines. Quant au peuple khmer, nous faisons semblant d'y croire : car la sagesse ancestrale dit à n'importe quelle race de ne pas cracher sur la soupe quand il a faim… Oui, c'est un fait que je ne remets pas en question : le peuple khmer a besoin de la générosité des riches pour pouvoir vivre. Mais je voudrais quand même inviter les riches à être un peu plus sincères avec eux-mêmes. Et s'ils se réclament de l'Église catholique, je voudrais les inviter à aller encore plus loin dans leur examen de conscience pour chercher vraiment leur « charisme » de disciples de Jésus-Christ sur cette terre bouddhiste.

Pour moi, le charisme d'un missionnaire est de faire naître de l'intérieur d'une culture, cet esprit de liberté capable de remettre les Khmers debout et en harmonie avec leur environnement. Cette harmonie n'est possible que si les disciples du Christ n'importent « pas de quelque part des schémas tout faits du salut, mais qu'ils laissent les peuples d'Asie dialoguer avec la Bonne Nouvelle d'une façon créative et pertinente4 ».

Je me suis tout simplement demandé si le charisme de l'Église du Cambodge ne résidait pas dans la maïeutique de Socrate, cet art de faire découvrir aux bouddhistes les vérités qu'ils ont en eux. Trop de chrétiens au Cambodge optent pour la construction d'une communauté modèle par opposition à la société bouddhiste. On se complait dans les discours simplistes accusant les bouddhistes d'être des individualistes égoïstes, incapables de construire un projet social équitable. Finalement, l'annonce de la Bonne Nouvelle tourne, regrettablement, en un discours de propagande visant à construire un « nous » idéalisé par opposition à un « eux » détestable…De par mon histoire personnelle, je me sens très loin de ce charisme de « pureté », marquée que je suis dans ma chair par la politique de « société pure » des Khmers rouges. Mes quatre ans sous le totalitarisme de Pol Pot m'ont guérie à tout jamais de toute envie de pureté !

Le défi du mal

Dans les divers lieux de mémoire à Phnom-Penh, tels que le musée de génocide S 21 ou les fosses communes de Choeung Ek, j'ai touché du doigt l'engouement des touristes pour le malheur de mon pays d'origine. Ce constat m'a tout d'abord révoltée avant de m'amener à comprendre le mécanisme de protection que le mal subi par les autres, déclenche en nous. « Oui, il m'arrive de jouer le rôle de celle qui expose aux autres le mal qu'elle a vécu. Mais le mal disséqué dans une salle feutrée, devant un auditoire baignant dans le bien, ce n'est pas le mal vécu. C'est un mal virtuel. Il est certes possible, mais il n'est pas matériellement présent. Le mal réellement vécu laisse sans voix. Il désarçonne tout raisonnement intellectuel et coupe court à tout discours5 ».

Le mal dans sa réalité sans artifice est un défi pour toute pensée. Paul Ricœur a défini le mal comme « un défi sans pareil (…) comme une invitation à penser moins ou une provocation à penser plus, voire à penser autrement6 » . Devant le mal qui touche mon peuple, je n'ai pas d'autres solutions que de le manger en sachant qu'il me remplira les entrailles d'amertume !...

Les récits de l'Évangile m'ont fait pressentir une force de vie capable de faire face au mal absolu : cette force de vie est intérieure à chacun de nous. C'est donc de l'intérieur que nous guérissons des blessures que le mal a provoquées : « Ta foi t'a sauvé ».

Le défi de la guérison

La parole chrétienne n'est audible que quand elle va rejoindre chaque personne à l'intérieur de son être. Une parole qui guérit c'est une parole reçue mais qui surgit de l'intérieur… Ce n'est pas une parole qui vient de l'extérieur comme une recette de bonne femme… Ce n'est pas une parole qui dirige, mais une parole qui accompagne. Une parole qui guérit est une parole qui engage. Et c'est cet engagement même qui est le cœur de ma foi en Christ. Pour moi croire au Christ, n'est pas un acte de pensée ordinaire fait d'argumentations. Croire au Christ, c'est expérimenter dans ma propre chair la force de vie qui m'irrigue et qui m'ouvre à Lui. « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n'est par moi » (Jn14,6) J'ai fait l'expérience d'une force de vie en moi qui n'est pas de moi. Jésus-Christ, par sa vie humaine, me fait pressentir cette force de vie qui vient de Son Père.

L'audace de l'espérance chrétienne se trouve dans la démarche d'accompagnement afin que chaque être humain puisse sentir couler en lui cette force de vie. C'est cette force de vie qui m'aide à m'estimer comme un être intègre, irréductible à mes actes bons ou mauvais. Je suis consciente que cette force de vie, le peuple khmer doit la trouver dans sa propre voie spirituelle : le bouddhisme.

Notre mission chrétienne ne va-t-elle pas jusqu'à cette révélation de l'intérieur ?

Voilà la bonne nouvelle du christianisme qui amplifie encore plus la grandeur de l'homme dans les perspectives des bouddhistes. Mais cette grandeur, l'homme ne la tire pas de lui-même. Elle est le don de la vie de Dieu. Ce don de la vie n'est plus de l'ordre du raisonnement, mais de « l'ordre du pathos, du pathétique (au sens de : ce que l'on pâtit), de l'ordre de l'étreinte (on est « saisi » et comme étreint par elle7) »

Les réflexions sur mes expériences de vie me permettent d'adhérer à celle des évêques de France : « C'est du dedans de l'expérience et de la condition humaines que nous apprenons à adhérer au Dieu de Jésus-Christ et à nous fier à ce salut, à cette vie nouvelle qui nous est révélée et communiquée par lui8 ».

En janvier 2007, j'étais à Phnom-Penh pour participer à un colloque organisé par l'Université Royale de Phnom Penh avec le soutien du Conseil de l'Europe. On m'a demandé de faire l'analyse de l'idéologie khmère rouge et le bouddhisme. L'enjeu de ce colloque est de montrer à la jeunesse khmère actuelle les moyens utilisés par les khmers rouges pour imposer leur pouvoir de destruction dans un pays bouddhiste. Nous savons tous que le totalitarisme a toujours instrumentalisé les religions pour étendre leur pouvoir. L'idéologie khmère rouge a utilisé la croyance dans le karma bouddhique pour justifier leur politique meurtrière et fratricide. Les Khmers rouges sont arrivés à rendre les victimes coupables en caricaturant la loi de l'acte et ses conséquences : les victimes, disaient-ils, ne faisaient que récolter les effets mauvais de leurs actes négatifs antérieurs. Dans cette analyse, j'ai avalé avec mes frères et sœurs bouddhistes « le petit livre » de l'instrumentalisation d'un concept de ma tradition d'origine.

La pilule fut amère à mes entrailles. Mais je refuse malgré tout cet instrumentalisation du bouddhisme, de condamner cette voie spirituelle à l'échec. Pourrions-nous dire que le bouddhisme qui a modelé la société khmère depuis des siècles, n'a plus rien à dire à ce peuple ? « En ta bouche, il aura la douceur du miel … » (Ap 10,9). J'ai fait l'expérience de cette phrase quand un bonze bouddhiste a pris la parole pour me remercier de respecter le bouddhisme plutôt que de l'enfoncer, et qu'il a appelé sur ma modeste personne, la bénédiction du Bouddha, au nom de tous ses frères bonzes présents au colloque.

Tout en recevant cette bénédiction, la chrétienne catholique que je suis, entend alors murmurer dans son être : « Viens ! Et que l'homme assoiffé s'approche, que l'homme de désir reçoive l'eau de la vie, gratuitement. » (Ap 22,17)

1Claire Ly " Retour au Cambodge ", Ed de l'Atelier, 2007, p.166
2 Pierre François de Bethune, responsable du Dialogue interreligieux monastique, Monastère Saint-André-de-Clerlande (Belgique)
3 Claire Ly " Retour au Cambodge ", Ed de l'Atelier, 2007, p.167
4 " Missio intergentes " ? IN Document N° 3D/2005, Supplément EDA, n° 415, mars 2005
5 Claire Ly " Retour au Cambodge ", Ed de l'Atelier, 2007, p.172
6 Paul Ricoeur, Le Mal, Labor et Fides, 2005, p.19
7 Pierre Masset, " Incarnation, de Michel Henry ", Cahiers pour l'intelligence de la foi et le progrès de la raison, cahier n° 2, octobre 2001, p.5.
8 Les évêques de France, Lettre aux catholiques de France, Cerf, 1996, p.45

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