La résilience... La grâce de se reconstruire...
Arrivée en France en 1980, en tant que réfugiée politique du Sud-Est asiatique, j'ai obtenu la nationalité française en 1989. J'ai quitté le Cambodge, mon pays natal, après avoir vécu quatre ans sous le régime génocidaire de Pol Pot. Une vingtaine d'années dans l'hexagone m'ont donné le temps de pénétrer la mentalité occidentale, de comprendre et de faire miennes aussi ses peurs et ses angoisses. Dans cette société où la technique est à son apogée, l'homme se retrouve plus déboussolé que jamais. Aujourd'hui, les points de repère ne sont plus évidents, nous nous sentons en dérive… Chacun de nous aspire à avoir la paix, la sérénité, dans une civilisation technicienne où tout semble être fait pour nous les donner. La paix et la sérénité deviennent deux mots à la mode. Supprimer les stress du monde moderne semble être le mot d'ordre de la nouvelle année. Nous voyons ainsi fleurir des techniques nouvelles pour nous aider à développer notre bien être, à apprivoiser nos angoisses : l'EMDR (Eye Movement Desensitization and Roprocessing), intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires, l'hypnose eriksonnienne… Ironie du sort, parmi nos contemporains, ce sont ceux qui se trouvent à l'abri des aléas de la vie, ceux qui ne souffrent pas de la faim, ni de la guerre, ni de la pénurie de médicaments, qui se sentent " agressés " et perdent la sérénité et la paix. J'écris ces lignes après six semaines passées au Cambodge, pays classé parmi les plus pauvres de la planète, où l'espérance de vie ne dépasse pas 56 ans. Plus de quarante jours de retour aux sources, m'ont aidée à avoir un regard critique plein de tendresse envers mes inquiétudes de " nantie occidentale ", en quête perpétuelle d'une sérénité plus que jamais problématique. En disant cela, je ne voudrais faire aucun procès à toutes les nouvelles thérapies pour redonner espoir aux surmenés et aux déprimés. Je ne sous-estime pas du tout le mal être de l'homme occidental ballotté par les " fractures " de toutes sortes, matérielles, psychiques, spirituelles…Ces fractures font que nous n'avons plus une identité unique et figée. Notre identité est à construire, à refaire chaque jour. Dans le monde professionnel, nous sommes confrontés à des techniques nouvelles à assimiler, sous peine d'être mis " hors-circuit ". Dans nos relations interpersonnelles, il est impossible de reproduire un modèle défini. Nous avons à réinventer, chaque jour, notre façon d'être au monde. Cela fait que notre identité est toujours en danger, nous vivons tous une identité exposée... Quelle méthode, quelle thérapie devrons-nous inventer pour faire face à l'angoisse, à l'anxiété qui nous tenaillent devant le défi identitaire posé par le village planétaire de la globalisation ?... Je n'ai pas de recettes cataloguées ; mais je pense que nous avons au fond de nous-mêmes des ressources cachées, insoupçonnées par notre conscience, ressources que les coups durs de la vie se chargent de nous révéler, ressources qui nous permettent de rebondir vers une identité toujours renouvelée sans être pour autant fracturée. Le récent séjour dans mon pays natal, le Cambodge, m'a permis de voir la complexité de mon identité de femme aujourd'hui. Oui, cela fait plus de vingt ans que je vis en France et revendique l'identité française ; cela fait plus de vingt ans aussi que ma vie a pris un tournant inattendu. Elevée dans un milieu khmer très bourgeois, éduquée spirituellement par un père bouddhiste fervent, ayant reçue une formation universitaire pour être cadre dirigeant dans ce coin de l'Asie du Sud-Est, à 58 ans je suis devenue une française de classe très moyenne, pointant à l'ANPE à la recherche d'un travail de secrétaire et confessant être disciple de Jésus-Christ. Ce grand tournant a été pris dans la souffrance, avec une grande remise en question de tous mes acquis intellectuels et spirituels... En 1975, la force révolutionnaire khmère rouge dirigée par Pol Pot a pris le pouvoir à Phnom-Penh (Cambodge). Pour construire une société nouvelle purement khmère, débarrassée de toutes influences occidentales, les khmers rouges ont commencé par éliminer les intellectuels khmers. Ils vidèrent les villes : les citadins furent envoyés sans aucune structure d'accueil à la rizière pour une rééducation par les travaux forcés et par la famine. Je faisais partie de ces citadins. Dans un univers complètement inconnu, je me suis efforcée de survivre avec mes enfants. L'agression psychologique est très vive : on ne sait plus à quelle identité s'accrocher. J'ai fait l'expérience d'une angoisse existentielle absolue. C'est exactement ce que ressent Monsieur Périer de Maurice Bellet dans Les allées du Luxembourg (éd. DDB) :«Le voilà immobile, noué au milieu de l'espace vide, cloué vif, dans le halètement et le hurlement muet, cloué sur le poteau de l'angoisse. Le Luxembourg est un désert qui s'étend jusqu'aux limites de l'univers. Et le vide encercle Monsieur Périer et qui le fouaille jusqu'au-dedans des os (...), d'une absence bien plus atroce que l'intersidéral pour le cosmonaute. Car ce que Monsieur Perrier connaît, en cet instant, c'est la vacuité du monde, c'est la grande vidange de tout.» En avril 1975, j'ai vécu cette " grande vidange de tout " dans " le halètement et le hurlement muet ". Un seul cri subsistait dans mon être : un cri de colère et de haine sans limite : Je fais alors l'expérience de la force de la haine, capable de me maintenir debout dans le tourbillon de la violence. Cette haine qui m'envahit est si entraînante que j'éprouve le besoin d'avoir un " vis-à-vis ". La solitude face à soi-même est vertigineuse, elle risque de m'entraîner dans la folie. Pour m'empêcher d'y basculer, j'ai besoin tout simplement de " garde-fou ". La bouddhiste que je suis en 1975, va vivre une déstructuration totale de sa cohérence spirituelle. Cette déstructuration m'est personnelle, elle n'est pas une remise en question de l'enseignement du Bouddha Sâkyamoni, mais de mon identité personnelle : qui suis-je ? Comme dit Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre, je vais traverser " l'épreuve du néant de l'identité ". Selon l'enseignement du Bouddha, le moi n'est en fait qu'une illusion, l'être vivant n'est qu'un assemblage éphémère des cinq agrégats : corps, sensation, perception, volition et conscience. Mais ma souffrance est si présente que je n'ai plus la force morale de la relativiser pour arriver à l'équanimité du sage bouddhiste qui traverse " les turbulences " de la réalité sans vraiment s'y attacher. C'est en ayant conscience de ma grande faiblesse morale à vivre les " vertus bouddhiques " jusqu'au bout, que j'ai éprouvé le besoin d'avoir un bouc émissaire sur qui je pouvais transférer tous mes sentiments négatifs. J'ai écrit dans Revenue de l'enfer, (p.68, éd. de l'Atelier) :«Pour engager cette lutte de survie propulsée par une haine féroce, je ressens le besoin d'un témoin. Il me vient alors à l'esprit de prendre comme témoin " le Dieu des Occidentaux ", " le Dieu de leur Bible ". Je ne sais pas si cet Être Suprême existe vraiment ou non, mais cela n'a aucune importance. J'ai décrété qu'il serait mon témoin, il le sera jusqu'à nouvel ordre.» La personne du " Dieu des Occidentaux " est devenue mon interlocuteur par excellence. Cela n'a rien de vraiment extraordinaire pour la psychologie actuelle : un être en détresse est capable d'inventer toutes sortes de choses pour survivre… Ce " vis-à-vis " m'a permis un équilibre dans l'anéantissement de mon identité. En tant que bouddhiste avertie, j'ai une conscience très aiguë de la grandeur de l'homme, elle ne me permet pas de m'abaisser à implorer les génies de la terre ou toutes autres divinités subalternes. Je suis persuadée que le " Dieu des Occidentaux " n'est qu'une astuce de ma part pour pouvoir survivre dans des conditions extrêmes. Une astuce dont tout être dans la détresse a besoin : une personne qui l'écoute, une personne qui endosse un peu la responsabilité de tout ce qui lui arrive. Un passage du psaume 22 redit très bien ce que je ressentais dans l'enfer de Pol Pot : «Comme l'eau je m'écoule Quand tout est en naufrage, le " Tu " est une bouée de sauvetage dans l'océan déchaîné. Le " Dieu des Occidentaux " n'a été rien d'autre pour moi que cette bouée de sauvetage pendant environ deux ans. Il n'a été rien d'autre que le fruit intelligent de mon esprit. Les bouddhistes parlent du fait de transférer l'énergie des passions sur des objets créés mentalement. Au début de cette aventure spirituelle, le " Dieu des Occidentaux " n'était là que pour me permettre de transférer l'énergie négative de la haine sur sa personne. Mais un jour, j'ai vécu une conviction spirituelle profonde d'un don venu d'une personne autre que moi. Tout se passe comme si ce personnage que je croyais être un pur produit de mon imagination de femme revendiquait son identité. C'est une revendication assez timide à mille lieux des apparitions fracassantes et spectaculaires. C'est comme un amoureux qui me ferait porter un bouquet de fleurs sans aucune déclaration. Son bouquet est une paix du cœur dans le silence d'un coucher de soleil au milieu des rizières de Pol Pot. « Le silence est total, troublé seulement par le bruit de mes pas. Mais il se dégage de ce silence une quiétude profonde. Il se passe quelque chose, comme si mon cœur s'était enfin réconcilié avec lui-même, après tant de trahisons, tant de haines, tant de vengeances.» (Revenue de l'enfer, p. 103) Une quiétude qui m'a permis de me refaire une identité ; une paix de cœur qui m'a ouverte aux autres, une sérénité d'esprit qui m'a redonné goût à la beauté de la nature. Tout se passe comme si le don du Dieu des Occidentaux consistait à me redonner une place dans la création entière et à m'aider ainsi à recomposer une identité dans l'enfer génocidaire. J'ai vécu cette expérience d'une façon certaine, spirituellement, mais très confuse intellectuellement. Je n'ai pas de mots pour parler de cette expérience forte mais incommunicable. Je n'arrivais pas à identifier l'amoureux derrière le bouquet de fleurs... Cette expérience spirituelle a fait irruption dans ma vie de bouddhiste, sans pour autant créer de fractures. C'est ce constat véridique qui est difficile à dire. Comment parler de l'unité dans la déchirure ? Comment parler de la plénitude dans le manque ? Comment vivre l'accomplissement dans le changement ? L'irruption dans ma vie de ce Dieu " autre de moi " m'a amené à vivre pleinement mon identité de femme, parce qu'elle m'a aidé à dire " non " avec détermination à une certaine compréhension de l'homme véhiculée par ma tradition d'origine. Ce n'est pas un non nihiliste ou révolutionnaire ; mais ce " non " est d'abord expérimenté dans une souffrance déstabilisante, avant de devenir un " non " de reconstruction d'une identité autre. Cette identité nouvelle ne supporte aucune programmation, aucune récupération, elle est d'abord accueil des événements grands et petits de la vie. Elle est le résultat d'une longue chaîne de libérations, libérations de toutes les identités imposées de l'extérieur par les sociétés et les cultures. C'est pour moi, l'identité libre d'un enfant de Dieu. L'expérience de cette liberté fondatrice est très douloureuse à vivre. Mais ceux qui sont passés par ce chemin, sortent toujours plus solides psychologiquement, peut-être, mais surtout plus humains. «N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive.» (Mt 10- 34) Ce glaive est nécessaire pour pouvoir se construire une identité ouverte, une identité en quête de la plénitude, une identité nous permettant de dominer tous les stress du monde moderne, une identité nous donnant une sérénité évangélique pour aborder les contradictions de la mondialisation. Car cette identité n'est qu'accueil... Le secret pour être bien dans sa peau ne réside-t-il pas, avant tout, dans le refus de s'enfermer dans une prison identitaire, construite pour nous, par les autres ?... La résilience est pour moi la grâce de me reconstruire une identité en devenir, une identité à l'écoute... La chrétienne catholique que je suis aujourd'hui est toujours à l'écoute de la bouddhiste que j'étais ; l'asiatique n'est jamais vraiment loin de la française... Claire Ly |
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