![]() ![]() ![]() |
![]() |
![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
![]() |
![]() Remise des Insignes de Chevalier dans l'Ordre de la Légion d 'Honneur à Madame CLAIRE LY
Claire,
Avant même d'avoir eu connaissance des problèmes métaphysiques qui habitent l'homme occidental, vous aviez laissé résonner en vous les questions qui hantaient déjà le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : "As-tu oublié que l'homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? Il n'y a rien de plus séduisant pour l'homme que le libre arbitre mais il n'y a rien aussi de plus douloureux". C'est cette tragédie intérieure que vous avez connue d'abord dans un contexte bouddhiste qui façonnait votre généalogie, et en qui vous trouviez vos raisons de vivre et vos modes de pensée puis dans un humanisme occidental qui vous ouvre à la découverte de terres inconnues et de paysages inédits. L'un et l'autre se conjuguent en votre personnalité sans jamais porter atteinte à la fidélité de vos origines. La tradition républicaine veut que selon une liturgie immuable le récipiendaire écoute modestement la litanie des faits et gestes qui justifient le choix de l'Etat dans la distribution des médailles et décorations. Mais avec vous une difficulté inattendue surgit. Si, en Occident, on peut sans timidité particulière faire l'éloge d'une personne en décrivant les événements qu'elle a vécus et en les ponctuant des mérites qu'elle en tire, en Orient lors même que les sentiments ne sont pas moins vrais et moins profonds, ils se manifestent par l'imperméabilité des traits et du regard, la maîtrise des émotions, comme si chacun voulait garder son secret et cultiver pour lui-même ses souvenirs dans le silence à l'ombre de la pagode. C'est dire que la discrétion s'impose à moi dans le souci de respecter le mystère de votre histoire, et de témoigner ainsi de l'altérité culturelle à laquelle vous êtes particulièrement attachée. Cependant, comment pourrait-on céder à l'amnésie au point d'oublier l'atroce épreuve du génocide qui a marqué votre pays depuis le 7 janvier 1979 et qui rend si difficiles la cicatrisation et le pardon, ce cauchemar qui a duré huit mois et 21 jours, qui a vu deux millions de Cambodgiens périr d'épuisement, de maladie, de faim, et qui a fait de vous à la fois le témoin douloureux de ce que l'humanité est capable de faire à son semblable lorsqu'elle est habitée par la haine et la violence, et de l'énergie qui stimule votre peuple Khmer, riche d'une civilisation raffinée, à donner sa vie pour promouvoir la liberté. Chacun reflète dans ses yeux les paysages de sa terre natale. Pour vous, ce sont les rizières qui se perdent à l'infini et semblent dire l'inattendu et l'insaisissable, avec ses parfums de jasmin ou de fleurs de lotus. Les yeux réfléchissent aussi les visages aimés et disparus. Ils gardent la mémoire : votre père, votre mari, vos deux frères, votre beau père assassiné en 1975, vos collègues enseignants, vos voisins. On ne peut pas détruite la vie. Elle est à jamais inscrite dans les regards échangés. De votre père vous direz : "sa voix ne s'est jamais complètement éteinte en moi". Peu à peu se sont superposés aux visages aimés les traits de Celui qui est le Tout Autre et dont le chemin de croix est le chemin de gloire. L'expérience spirituelle se creuse alors en vous comme un puits profond d'où jaillit l'Eau de la Vie, celle qu'avait bu la Samaritaine au puits de Jacob à l'heure de midi. Vous découvrez peu à peu que Dieu n'est pas une idée floue et incertaine, mais qu'il est une Personne… Ou comme aurait dit Claudel au soir de sa conversion à N.D. de Paris: "Dieu est devenu quelqu'un tout à coup". Les stigmates du Christ crucifié vous marquent à jamais. Vous les recueillez comme un don fait à votre peuple et à ceux que vous aimez, car vous ne séparez pas votre histoire personnelle de celle de votre nation. Vous auriez pu reprendre à votre compte les paroles d'Edith Stein à sa sœur au moment où elles allaient quitter le Carmel d'Etch pour être déportées, avec des centaines d'autres juifs, au camp de concentration d'Auschwitz Birkenau: "Allons mourir pour notre peuple". Vous avez ainsi lié, à votre insu peut-être, l'absolu et le relatif, l'éternité et l'histoire, la souffrance de Dieu et le mystère de l'homme. Et la croix s'est trouvée à la jointure. Vous recevez cette distinction dans le cadre de l'Institut de Sciences et Théologie des Religions, le jour même de sa rentrée universitaire annuelle.
En découvrant l'amour du Dieu Trinitaire, vous n'avez pas pour autant perdu vos racines spirituelles. Vous nous avez fait découvrir un Dieu aux multiples couleurs qui assume toutes les cultures et va à la rencontre des chercheurs incertains que nous sommes, quelles que soient nos origines ethniques. Un Dieu à jamais blessé dans le cœur de tout homme. Une blessure toujours ouverte mais pour laisser jaillir la lumière pascale, celle qui vous habite aujourd'hui. Le ton "homélitique" de cette conclusion ne correspond pas tout à fait à un discours républicain, j'en conviens. Mais il n'interdit pas de laisser parler le cœur et beaucoup pourraient vous dire -et je suis de ceux-là- que parmi les grâces qui comptent dans leur vie, il y a celle de vous avoir rencontrée Voilà pourquoi c'est avec joie que j'accueille l'invitation qui m'est faite de vous remettre cet insigne comme l'expression de notre respect et de notre reconnaissance. Monseigneur Panafieu, archevêque métropolitain de Marseille |
|
||
Accueil | Auteur | Livres | Articles | Conférences | Presse | Cambodge | Voyages |