Claire Ly
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Claire Ly - Retour au Cambodge
Article paru dans Pèlerin août 2009 [51 KB]

Rescapée du génocide et exilée en France où elle est devenue écrivain, Claire Ly vient juste de rentrer du Cambodge. A Phnom Penh, elle a suivi le procès des Khmers rouges. Dans les rizières de l'ouest du pays, elle est repartie sur les traces de sa famille décimée et a retrouvé ses compagnes de déportation. « Pèlerin » l'a suivi durant ce voyage d'espérance au pays des charniers.

La rizière comme unique horizon. Avec son immensité de pousses vertes qui, sur des milliers d'hectares, transforment la province de Battambang, à l'Ouest du Cambodge, en grenier à riz du pays. La terre est plate, écrasée sous le soleil d'Asie. Les seuls reliefs sont les longues digues qui bordent les canaux d'irrigation. Sur l'une d'elles, qui mène au petit village de Prek Chhik situé à 40 km au nord de Battambang, trois femmes s'apprêtent à se rencontrer, marchant dans la boue et les flaques vitreuses de la saison des pluies. D'un côté, Claire Ly, cambodgienne exilée en France, de retour pour deux mois dans son pays d'origine. De l'autre, Chhèeng et Soeun, deux paysannes venues de leur hameau enfoui sous les cocotiers. Toutes trois ont construit sous le joug des Khmers rouges, entre 1975 et 1979, la digue où elles cheminent aujourd'hui. Sur le lieu de leurs anciens travaux forcés, leurs retrouvailles sont bouleversantes, ponctuées de larmes et de cris de joie.

Elles avaient trente ans à l'époque. Chhèeng et Soeun, originaires de Prek Chhik, étaient membres du « peuple de base », valorisé par les Khmers rouges qui différenciaient les ruraux jugés révolutionnaires des citadins souillés par la civilisation occidentale. Claire Ly, elle, faisait partie de ce « peuple nouveau » brutalement expulsé des villes et déporté à la campagne, afin de s'y purifier par le labeur acharné. Ensemble, pourtant, ces femmes ont été assignées aux mêmes tâches : labourer la terre vaseuse, y repiquer puis récolter le riz, bâtir des canaux à mains nues, transporter des kilos de boue dans des paniers en osier, couper du bois dans la chaleur fétide des forêts envahies de moustiques. Un travail de titan sous un régime de famine, éliminant « naturellement » les malades et les faibles.

Ce cauchemar a duré trois ans, huit mois et vingt-et-un jours. Il a englouti deux millions de Cambodgiens, fusillés, morts de faim, d'épuisement et de maladie. A Prek Chhik, Claire Ly a tenu. En cachant ses origines bourgeoises et son métier d'enseignante qui lui auraient valu une exécution immédiate. En devenant une paysanne capable de s'échiner le buste penché quinze heures par jour, de lier d'un brin les bottes de pousses et d'écraser les sangsues. Une transformation réussie grâce à Chhèeng et Soeun. « Comme le dit la tradition bouddhique, elles sont devenues mes sœurs de misère, raconte Claire. Par de simples regards, dans le silence absolu requis par les gardes khmers rouges, elles m'ont appris à marcher pieds nus, tresser des nasses, chasser les batraciens des mares et récolter les plantes aquatiques pour conjurer la malnutrition. Surtout, le partage des joies et des souffrances nous a réunies : comme moi, Chhéeng a accouché ici d'un enfant après la mort de son mari ». La maison où la fille de Claire, prénommée Ratha, a vu le jour en novembre 1975, est toujours haut perchée sur ses pilotis près de la rivière de Prek Chhick. Qui aurait cru que les « sœurs de misère » s'y retrouveraient aujourd'hui ? Le 10 janvier 1979, lorsque les troupes vietnamiennes ont envahit le Cambodge et chassé les Khmers rouges, Claire Ly a fui la région en un éclair, comme tous les citadins survivants. Elle a marché éperdument vers Battambang pour retrouver sa famille décimée. Puis elle s'est réfugiée dans les camps de Thaïlande avant de gagner finalement la France. Pourtant, après des années d'exil, elle est la seule et unique ancienne déportée à être revenue sur son « lieu de frayeur ». « Pourquoi moi ? » s'interroge-t-elle en scrutant le quadrillage régulier des rizières. La réponse est dans son incroyable odyssée spirituelle, justement vécue dans l'enfer de Prek Chhick.

Dans sa rage de survivre et la haine de ses geôliers, Claire Ly n'a trouvé aucun secours dans sa religion bouddhique. Celle-ci ne prônait que l'impassibilité, la « voie du milieu » et donc l'abandon d'elle-même et des siens au terrible sort que leur réservaient les Khmers rouges. En réaction, elle s'est adressé à ce Jésus-Christ vaguement découvert durant sa jeunesse. Elle l'a pris à témoin, violemment, de ses souffrances et de sa solitude. Un dialogue sans merci est né avec ce « Dieu des Occidentaux », qui lui a donné l'énergie de la survie. Au passage, Il a aussi changé son regard sur les « petites gens ». « Je les méprisais jadis du haut de mon piédestal d'intellectuelle et de bourgeoise raffinée, reconnaît-elle. Il a fallu le néant pour que j'explore leur façon de vivre. Du coup, la bonté de ces paysannes a trouvé dans mon être un écho formidable. »

Leur vie n'a guère changé depuis trois décennies. Le labeur persiste dans les rizières alentour et les enfants y travaillent sitôt la fin du primaire, faute d'argent pour prolonger leurs études. Ils ne vont jamais à Battambang, car le voyage coûterait trop cher. Phnom Penh, la capitale avec son tribunal qui juge actuellement les Khmers rouges, est encore plus inaccessible. « Le ventre vide, on a d'autres soucis que ce procès », réagissent Chhèeng et Soeun, qui chassent ces souvenirs atroces tout comme elles ignorent leurs anciens bourreaux. « Des cadres khmers rouges ont longtemps rôdé parmi nous, précisent-elles. Les vieux du village nous ont dit de ne plus les fréquenter, de les bannir plutôt que de leur faire du mal. » D'ailleurs, ces hommes ne sont-ils pas déjà condamnés ? Selon la doctrine bouddhique du karma, tout être est un jour rattrapé par ce qu'il a fait. « Il se soustrait à la justice, sans même une possibilité de rachat, puisque ses mauvaises actions le poursuivent comme son ombre », indique Claire Ly, qui s'insurge néanmoins contre cette passivité. Elle s'est ainsi portée partie civile pour la seconde phase du procès, qui débutera en 2010 (voir encadré). « Les bourreaux, poursuit-elle, doivent répondre de leurs actes. Seule cette traque de leur responsabilité, et donc de la vérité, permet aux victimes de faire le chemin du deuil et de mettre à jour les racines du mal, pour mieux l'éradiquer. Voilà pourquoi je veux aider le Cambodge à écrire son histoire tragique… qui est aussi la mienne. »

Les crimes ont touché Claire Ly dans sa chair. Dès le début de la révolution, son père et son mari ont été fusillés, ainsi que 300 autres personnes. La tuerie s'est déroulée à 30 km au sud de Battambang, sur un carré de rizière où Claire a choisi de s'arrêter, lors de sa route de notre retour vers la capitale. Ne reste à cet endroit qu'un arpent de terre bourbeuse, barré par une digue épaisse sous laquelle les corps ont été ensevelis. Une pauvre famille de paysans cultive cette parcelle bon marché, car supposée être hantée par les esprits des défunts. Elle nous guide jusqu'au renflement de terre semé d'arbustes et y plante des bâtonnets d'encens, en signe de prière commune avec Claire. « Je pensais, soupire-t-elle, hurler de douleur en cet endroit. Face aux miens qui m'accueillent du fond de la terre khmère, une grande paix m'envahit. Je leur offre le cadeau de ma vie préservée et de celle de mes trois enfants, ainsi que ma détermination à lutter pour que leur mort ne soit jamais vaine. En les tuant, en transformant leurs survivants en bêtes de somme et en endoctrinant leurs enfants, les Khmers rouges ont voulu écraser notre humanité. Ce forfait inouï, je le rappellerai au procès. Pour qu'il soit le préalable à la ré-humanisation du Cambodge ! »

Longtemps, comme tant de ses compatriotes, Claire Ly a voulu oublier. Tourner la page de ses souffrances indicibles, au fil d'un exil qui l'engageait, au départ, à mordre dans la vie sans plus se soucier du passé. Mais celui-ci l'a rattrapé, notamment lors de ses retours au Cambodge, où elle est désormais capable d'affronter le pire. A Phnom Penh, le centre de détention et de torture S21, transformé en « Musée du génocide », n'est autre qu'un ancien lycée où Claire enseignait la philosophie avant la révolution. Fermant les yeux dans cette enceinte à présent cernée de barbelés, elle revoit l'accueil de ses élèves qui rangeaient leur vélo sous les manguiers, avant de la saluer dans sa salle de classe au premier étage. Mais celle-ci n'est plus, maintenant, qu'une cellule atroce, au centre de laquelle un lit en fer forgé symbolise l'horreur du régime des Khmers rouges. Des détenus y étaient sauvagement suppliciés avant d'être exécutés. Près de 20 000 ont été éliminés à S21. « Jusqu'où la bête humaine peut-elle aller ? se demande Claire Ly. Jusqu'à donner la mort en ce lieu d'apprentissage du savoir, et donc de transmission d'une part de la vie… Et moi qui pensais que l'éducation était un rempart contre la barbarie ! Non, c'est le cœur des hommes qu'il faut changer ! Heureusement, j'ai découvert que le Christ avait partagé notre condition humaine, pour nous prouver que l'on pouvait aller vers la grandeur. Cet appel à transformer nos mentalités est devenu le centre de ma foi chrétienne. »

Un message d'espérance, qu'elle lance de nouveau, quelques jours plus tard, au cours d'une conférence organisée pour plusieurs centaines de lycéens. Ces derniers sont réunis lors d'une « Journée de la mémoire » dans la province méridionale de Takéo, devant le mémorial de Kraing Ta Chan où plus de 10 000 cambodgiens furent assassinés à coups de gourdins. A croire que le Cambodge est le pays des charniers ! Pourtant, à quinze kilomètres de là, sur la commune d'Angta Som, l'espoir et la vie jaillissent sur le chantier de construction d'un Institut d'études supérieur, qui accueillera bientôt 600 élèves en informatique et télécommunication. A l'origine de cette initiative, Olivier Schmitthaeusler, jeune prêtre des Missions étrangères de Paris que Claire soutient depuis des années. Et à la barre du projet, Ratha, sa propre fille née à Prekk Chhik fin 1975 ! Avec son mari, elle a pris une année sabbatique pour se lancer dans cette aventure éducative qui participe à la reconstruction du Cambodge. Les orages de la mousson peuvent bien déchirer le ciel après notre visite d'Angta Som. Ce soir là, en rentrant vers Phnom Penh, les ornières de la route, encore pleines d'eau de pluie, dessinent sous les yeux de Claire Ly un long trait de clarté…

Benoît Fidelin
Pèlerin magazine, août 2009

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