Claire Ly
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Le bouddhisme khmer (suite)
Le défi de la pauvreté et le bouddhisme khmer

Le continent asiatique est marqué par de nombreuses lignes de fractures : entre castes, entre riches et pauvres, entre les petits génies des nouvelles technologies et les plus analphabètes. Tarun Tejpal, un écrivain indien, se demande comment l'Inde peut prétendre devenir une superpuissance quand on ne nourrit ses propres enfants ?

A Phnom-Penh, les constructions les plus modernes, dotées de surveillances électroniques, ignorent dédaigneusement les pauvres qui couchent sur le trottoir, dans des hamacs suspendus aux branches des arbres ou sur des nattes avec un simple rectangle de plastique comme toit, J'ai entendu maintes fois des critiques acerbes envers les grandes religions de l'Asie : l'hindouisme permettant le système des castes, le bouddhisme cherchant la fuite du monde… l'incapacité de l'Asie à faire face à la pauvreté découle-t-elle uniquement de l'aspect négatif de ses religions ? Ce continent ne doit-il chercher la solution ailleurs que dans ses propres traditions pour construire une société plus humaine ?

Au Cambodge, le bouddhisme Theravada semble ne se préoccuper que de la libération future de l'homme en abandonnant l'organisation de la vie quotidienne aux caprices des génies et esprits de toutes sortes. La première réaction devant la réalité de la pauvreté au Cambodge est la tentation de juger le bouddhisme coupable de l'immobilisme et de la passivité des Khmers. Cette tentation fut mienne pendant un certain temps. Mais les séjours fréquents au pays de mes ancêtres m'ont fait renouer avec cette sagesse asiatique : la bipolarité de toutes les institutions humaines. La religion n'y échappe pas ; elle vise certes le but ultime de libération de l'homme, mais elle fait aussi partie de la réalité cosmique. Elle porte en elle deux faces contradictoires : la face négative et la face positive.

La face négative d'une religion se révèle dans la superstition, ritualisme et dogmatisme qui violent la dignité de l'être humain. Elle est asservissante quand elle légitime le statu quo social oppresseur. Le bouddhisme khmer révèle cette face asservissante quand la croyance dans le karma (loi de la rétribution des actes) justifie la fracture révoltante entre les nantis et le démunis, entre les bourreaux et les victimes, Quand les théories religieuses servent à légitimer des intérêts matériels, la religion devient alors cet opium du peuple permettant à une classe dominante de justifier son statut privilégié.

La religion fait connaître sa face positive quand elle parle de la libération intérieure, quand elle met en perspective un potentiel spirituel et social d'une société plus équitable, plus humaine. Il est évident que le bouddhisme khmer enseigne cette libération intérieure. Tout bouddhiste sait que la voie du Bienheureux lui donne les moyens pour vaincre les trois poisons, sources des actes négatifs (bab. en khmer, pâpa en pali) : tosa (colère, haine), lhoba (avidité, convoitise), moha (erreur, stupidité). La voie de libération intérieure passe par la méditation et le renoncement.

La méditation du bouddhisme khmer, le vipassana, n'est pas une négation de la réalité cosmique, mais un entraînement à une non-dépendance de cette réalité. Si la méditation n'est vue que comme une libération solitaire de l'individu, on tombe alors dans la dernière tentation du Bouddha. A son éveil, Siddharta Gautama eu le choix entre rester dans sa béatitude solitaire ou aller vers le peuple pour communiquer son message de libération. S'il avait choisi le premier, l'histoire de l'Asie aurait été différente, et encore plus celle du Cambodge. Mais le second fut retenu. Une fois la décision prise de communiquer sa découverte, il devait alors la formuler par un discours (sutra) et par un style de vie (vinaya). Un bouddhiste asiatique ne peut se contenter de pratiquer la méditation que comme moyen de libération solitaire, car ce serait alors succomber à cette tentation dont le maître fut vainqueur.

Bouddha a instauré le Sangha comme modèle de société où les trois poisons sont neutralisés. Le Sangha, la communauté des bonzes, est constitué par un renoncement et un choix volontaire de la pauvreté. Le bonze vit en mendiant sa nourriture et dans une communauté où chacun a le nécessaire et non le superflu.

Norodom Sihanouk a eu une bonne inspiration, en parlant vers les années 1960, du socialisme bouddhiste. La pagode bouddhiste était le modèle d'une vie sociale harmonieuse en symbiose avec le monde paysan khmer. Bien avant Karl Marx, le style de vie des bonzes (vinaya) mettait déjà en pratique le slogan : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.

Le peuple khmer doit faire face actuellement à l'envahissement d'un libéralisme sauvage, déshumanisant. Le culte du capital et du profit est en train de détrôner les génies et les esprits, maîtres de la terre et de l'eau au pays des Khmers. Il est urgent pour ce peuple qui est bouddhiste à 90% de revenir sur sa propre tradition pour faire face au processus de déshumanisation par le capital. Bouddha, en établissant le vinaya pour le sangha, a prôné la pauvreté volontaire comme voie de libération ; le défi de la pauvreté imposes et subie par la majorité des Khmers doit prendre conscience que la religiosité cosmique populaire est déjà contaminée par l'esprit de profit et de compétition sans retour. Le monde des affaires corrompt l'idéal même de la pagode, lieu d'expérimentation d'une société ou lhoba (convoitise) et moha (stupidité) n'ont pas demeure. La corruption du bouddhisme par le capital s'opère par le biais de la construction grandiose des vihara (temple central) alors que le peuple se trouve sans écoles, sans hôpitaux. La pagode, vue comme « rizière des mérites » par le peuple, doit éviter de devenir une sorte d'ashram proposant aux classes aisées un havre de bonne conscience. Elle doit les interpeller à une vie de renoncement à exploiter les autres pour consolider leur ego. La pauvreté mise en œuvre par Bouddha n'a pas pour but de faire des pauvres des objets de compassion sans fin, mais de libérer les pauvres de leur condition miserable. Le discours bouddhique sur le « ici et maintenant » permet de croire que cette libération commence dans cette réalité terrestre. De grands leaders politiques d'Asie, tel Mahatma Gandhi, ont vu dans la pauvreté choisie de la spiritualité orientale un antidote politique et social contre le colonialisme et le libéralisme sauvage. Les bouddhistes khmers doivent prendre au sérieux les règles (vinaya) de la pauvreté choisie du Sangha, afin d'éviter à leur pagode de devenir un lieu de luxe ou une classe de rentiers vivent aux dépens des vrais pauvres !

La chrétienne que je suis aujourd'hui trouve là un champ d'action passionnant, où la bouddhiste que j'étais devient réellement une alliée, une compagne dans l'espérance d'une humanité nouvelle. La première est disciple de celui qui ne trouve pas d'endroit pour naître, qui n'a pas de lieu où reposer sa tête, ni celui pour être enterré. La deuxième a pour maître celui qui a quitté femme, enfant et royaume et demandé à ses disciples de vivre de la mendicité.

Au Cambodge, le vrai dialogue spirituel entre chrétiens et bouddhistes se trouve, sans doute, dans cette lutte côte à côte contre la structure politique et sociale qui opprime les pauvres.

Penser que la société deviendrait automatiquement juste quand les individus auraient atteint la libération intérieure relève de l'angélisme. Cette naïveté pieuse ne peut trouver de place dans la pensée asiatique, car il ne peut y avoir opposition entre praxis et spiritualité.

Dans un pays où la corruption humilie l'homme et casse l'harmonie sociale, la problématique est de savoir s'il y a la place pour une spiritualité apolitique.

Claire Ly

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