Claire Ly
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Cambodge 2006 (suite)

Fin novembre 2005, je débarque en solitaire à Phnom-Penh. J'ai accepté de mener trois jours de réflexion avec la communauté catholique de cette ville sur la conversion. J'ai proposé ce sujet parce que je trouve que ce serait une richesse formidable de pouvoir échanger avec des chrétiens qui viennent de la même tradition bouddhique que moi. Nous étions une trentaine, quelques personnes en recherche qui se disent encore bouddhistes. Ce fut un partage très sincère, émouvant même. Émouvant de sentir que ces personnes sont fières d'avoir une compatriote qui mène une session. D'habitude, ce sont toujours des " étrangers " qui enseignent, me disaient certaines d'entre elles. Ces chrétiens khmers se sentent revaloriser dans leur foi, car une personne impliquée dans l'histoire commune du peuple khmer leur parle de Jésus le Christ et n'oublie pas pour autant Sâkyamuni le Bouddha qui a tant marqué la culture khmère. Leur fierté me touche au plus profond de moi-même ; je sens que je fais partie de ce peuple malgré mes années d'exil. Mais leur fierté me renvoie aussi à mon propre cheminement. Je sais paradoxalement dans mon appartenance khmère que je suis un " produit " de l'Église de France. Cette " vieille dame " que je traite avec tendresse de " belle-mère " m'a vraiment donné beaucoup… Si j'ai pu arriver au point de réflexion actuelle c'est parce qu'elle a mis à ma disposition toutes les richesses accumulées depuis plus de vingt siècles. Oui, j'ai bénéficié des réflexions de ceux qui sont plus grands que moi, de ceux qui m'ont devancé sur la route de la foi. C'est cela même la communion des saints pour moi. Ces frères et sœurs dans la foi ont imprégné mon propre terrain, afin que je puisse le cultiver à ma manière personnelle. Sans le confort matériel et intellectuel de la France, je ne serais jamais arrivée à dire avec sincérité ma foi dans le Ressuscité. Oui, si j'avais grandi dans la foi sur ma terre natale, j'aurais beaucoup moins de solidité personnelle à cause des moyens intellectuels déficients d'un pays en état de convalescence. Je suis consciente que mes interrogations sont celles d'une khmère catholique qui a grandi dans l'Église de France. Cette qualité - qui peut aussi être un défaut - me permet de voir les travers de certains missionnaires qui essaient d'implanter au Cambodge ce qui ne marche plus en France, ce qu'ils ne peuvent plus faire dans leur pays d'origine… Certains étrangers se permettent ainsi d'amener quelques vérités personnelles obsolètes dans ce pays en pleine recherche. C'est monnaie courante de donner aux pauvres les effets que nous n'utilisons plus en tant que pays riche, les vieux ordinateurs, les logiciels démodés… Cette pratique est-elle concevable sur le plan spirituel ?

Je suis allée à la paroisse catholique de " Psar Toch " pour rendre visite à un prêtre khmer afin de connaître son lieu de vie. Pendant la soirée, j'ai vu défiler deux congrégations religieuses qui logent dans les locaux de la paroisse. Nous n'avons pas échangé de paroles, car je ne parle pas l'anglais et elles ne parlent ni le français ni le khmer. On m'a expliqué qu'elles sont là pour aider les pauvres et les malades. Je ne me rappelle plus de quelle branche de pauvreté ou de maladie… D'ailleurs je n'ai pas douté de leur dévouement dans la branche de la pauvreté ou de la maladie qu'elles ont choisie. Il y a tellement de pauvretés dans ce pays que les spécialités fleurissent… Et nous savons tous que les khmers ont besoin de l'argent des donneurs riches qu'ils soient religieux ou non… Mais leur habit traditionnellement occidental, les unes en noir, les autres en blanc, m'amène à me poser des questions sur leur raison d'être dans ce pays d'Asie. Elles ne sont certainement pas à Phnom-Penh que pour les pauvres, elles souhaitent sûrement être en plus témoins d'une tradition, la tradition chrétienne catholique. Dans ce cas, pourquoi ces habits incongrus, ces uniformes qu'on voit si peu en Occident. Les moines ont même adopté des habits beaucoup plus pratiques dans les villes françaises quand ils sortent de leur monastère. Vous pouvez me dire que je cherche des complications dans les détails. Mais je me demande tout simplement comment on peut être levure dans la pâte, si on fait tout pour ne pas être dans la pâte. Le sel sert-il à quelque chose s'il veut rester sel en dehors de toute liquide, de toute substance ? Comment peut-on aller vers un peuple au nom de Jésus-Christ sans parler la langue de ce peuple, sans le minimum d'effort pratique pour marcher à ses côtés. Pouvons-nous vraiment marcher à côté de quelqu'un sans essayer de saisir l'image que l'autre se fait de nous ?

Le peuple khmer est peut-être un peuple très fermé, il n'a pas l'habitude de dire à l'autre le fond de sa pensée. Il suffit pourtant de s'accorder un peu de peine pour comprendre l'image que véhicule tout étranger dans ce pays pauvre. Au Cambodge, le statut de l'étranger est presque à l'inverse de celui des pays riches. En France, le mot étranger va avec " sans-papiers ", banlieues à problème, pauvretés matérielle et spirituelle… Au Cambodge, le mot étranger rime avec richesse dans tous les domaines. Un étranger est celui qui a des dollars, celui qui a un bon karma pour naître sous d'autres cieux, celui qui a de la chance de pouvoir quitter le pays aux premières alertes… Avec un tel statut, comment un disciple de Jésus-Christ peut-il espérer être avec le peuple, s'il fait tout pour marquer sa différence, sa richesse vraie ou supposée ?

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