Claire Ly
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Cambodge 2006 (suite)

Au cours d'une conversation, un ami français au Cambodge m'a fait remarquer que c'est plus facile pour moi, khmère d'origine, de se dire française que lui, français d'origine, de se dire khmer, même s'il parle couramment la langue. C'est vrai. Mais cela ne veut pas dire que le Cambodge est plus fermé que la France. Si je peux me dire française, c'est parce que je me sens accueillie par les Français ; c'est plus facile pour un peuple riche de faire un peu de place à une étrangère prétendument pauvre. C'est même un honneur pour le peuple français quand il peut réussir une intégration ! Il n'est pas du tout évident pour un peuple pauvre d'intégrer un étranger riche, car on voit un peu trop sa supériorité et cela crée un complexe d'infériorité difficile à gérer…

Ainsi, au Cambodge, l'Église catholique n'échappe pas à ce regard qu'ont les khmers envers les étrangers… Les missionnaires au Cambodge prennent-ils vraiment conscience de cet état des choses ? Cette réalité incontestable constitue pour moi un écueil de taille pour proclamer les Béatitudes…

Certains missionnaires, de très bonne foi, jouent le rôle du banquier. On distribue de l'argent à une poignée de convertis, non pas au Dieu de Jésus-Christ mais au dieu dollar. Il existe ainsi des noyaux de profiteurs bien visibles dans l'Église. Ces missionnaires naïfs sont devenus ainsi des poules aux œufs d'or que les profiteurs dorlotent et bichonnent… Je les aime tant ces Occidentaux qui ont choisi de donner leur vie pour annoncer la Parole en terre khmère que je voudrais qu'ils deviennent un peu plus réalistes. C'est vrai que c'est extrêmement tentant de jouer le rôle du bienfaiteur riche qui a réponse à tout grâce aux dollars. Surtout quand on n'a pas besoin d'une somme colossale pour endosser ce rôle… Si un ouvrier khmer gagne un dollar par jour, il nous suffit d'avoir un petit salaire occidental pour être riche au Cambodge. Certains peuvent me dire que c'est évangélique de partager ce que nous avons… Or saint Paul nous dit : " J'aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j'aurais beau me faire brûler vif, s'il me manque l'amour, cela ne me sert à rien. " (1 Cor 13,3.) Comment pourrions nous parler d'amour si nous donnons d'en haut comme l'arbre donne son ombre ?

Dans mon pays d'origine, je rêve d'une Église qui n'affiche pas sa richesse écrasante. Il nous faut certes de l'argent pour soulager la misère. Mais avons-nous besoin de mener un train de vie qu'un khmer peut difficilement atteindre s'il ne se lance pas dans la spéculation ?

Je rêve d'une Église qui fasse sienne la parole de l'apôtre Pierre à l'infirme de la Belle-Porte : " De l'or ou de l'argent, je n'en ai pas ; mais ce que j'ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen, marche ! " (Actes 3-6.)

Au Cambodge, certains chrétiens contribuent à donner l'image d'une communauté riche qui vient aider les pauvres. C'est cette image-même qui heurte et blesse ma foi. J'ai beaucoup aimé la réponse d'un ami missionnaire me disant qu'il voudrait simplement partager sa vie avec le peuple khmer. Qui dit partage, dit réciprocité… Quand on partage, l'autre est notre partenaire. Et quand l'autre est partenaire, cela suppose que je le respecte comme un être humain. Cet être humain n'a pas que les fonctions biologiques, il est quelque chose de plus. C'est ce plus qui fait que chacun de nous est aimé par le Père. Ce plus, nous le recevons de notre culture, de notre éducation. Un chrétien ne doit pas négliger ce plus qu'un Khmer a reçu de sa famille, de sa tradition. Je crois que c'est ce plus qui fait que chacun de nous est une histoire sacrée. Et je suis triste quand cette histoire sacrée est négligée, piétinée… À Phnom-Penh, un foyer chrétien a ouvert ses portes pour accueillir des jeunes ouvrières. Ces dernières sont très pauvres, elles ne mangent qu'une fois par jour pour pouvoir économiser leur maigre salaire afin d'aider leur famille. Elles se trouvent souvent isolées, coupées de leurs racines, car elles viennent des provinces. Elles sont ainsi proies à des exploitations physiques et psychologiques de toutes sortes. C'est bien qu'il y ait un foyer qui peut leur donner un peu de chaleur… Mais quand je vois qu'au cours d'une fête, on fait chanter à ces jeunes filles les " Notre Père " et " Je vous salue Marie ", je ne peux m'empêcher d'être triste… J'ai l'impression qu'on n'a pas respecté leur histoire personnelle. Au lieu d'aider ces jeunes filles agressées par la vie à trouver la cohérence de leur vie, on a introduit une violence spirituelle par notre naïveté, notre envie de religion…

La mission du disciple du Christ consiste-t-elle à demander à l'autre de me fortifier dans mes besoins de religion, besoins souvent insatisfaits dans mon pays d'origine ?

Personnellement, je trouve que chaque fois que l'histoire personnelle de chacun n'est pas respectée dans son intégralité, il y a trahison envers l'Esprit du Seigneur. Pour moi, la mission ne consiste pas à faire changer les autres de religion afin de grossir le nombre des chrétiens, mais de convertir l'autre dans le premier sens du mot. Et la conversion digne de ce Dieu qui s'est fait homme est que l'homme devienne vraiment humain… Et l'homme n'est vraiment humain que quand il ne se laisse plus manipuler par les idéologies laïques ou religieuses. Sur ce plan-là, il y a beaucoup de travail au Cambodge. Le travail le plus passionnant pour un chrétien ne consiste-t-il pas à mettre l'autre debout. On ne peut pas mettre le peuple khmer debout sans un travail de dialogue avec les bouddhistes. C'est ce travail qui manque crucialement dans l'Église du Cambodge. On m'a dit que les bouddhistes ne souhaitent pas dialoguer… Si dialoguer veut dire discuter de la doctrine entre exégètes, c'est sûr que cela est hors de la portée des bouddhistes khmers actuels. Mais si dialoguer est l'effort de comprendre l'autre et de construire une humanité meilleure ensemble, peut-être que la porte n'est pas complètement fermée.

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